samedi 25 février 2012

Culture et Histoire





Lorsque l'étudiant se penche sur la question de la culture d'entreprise, il doit faire face à une première difficulté, et non des moindres : le foisonnement des définitions de ce qu'est (ou serait) une culture d'entreprise. 
Quelques exemples :
La culture d'entreprise selon E. Schein (1) serait "un modèle de suppositions (2) de base, qu'un groupe donné a découvert, inventé et développé en apprenant à faire face aux problèmes d'adaptation externe et d'intégration interne, qui ont été suffisamment éprouvés pour être considérés comme valides et donc être enseignés aux nouveaux membres comme étant la manière juste de percevoir, de penser en relation à ces problèmes"
Ce que M. Thévenet résume parfaitement de la façon suivante : "La culture caractérise l'entreprise et la distingue des autres, dans son apparence et, surtout, dans ses façons de réagir aux situations courantes de la vie de l'entreprise comme de traiter un marché, définir un standard d'efficacité ou traiter des problèmes de personnel" (3)
Pour A. Laurent (INSEAD), "la culture d'une organisation reflète des postulats sur les clients, les salariés, la mission, les produits, les activités, des postulats qui ont bien fonctionné dans le passé et qui se sont traduits dans des normes de comportements, des anticipations sur ce qui est légitime, des façons souhaitables de penser et d'agir" (4).
A l'inverse, la désintégration culturelle "correspond à une culture ancienne et cohésive qui connaît un processus de différenciation identitaire pour cause de changements socio-productifs profonds, conduisant à l'éclatement des références communautaires originelles" (5).

La culture d'entreprise possède donc deux faces. Sur la première, il s'agit de construire un groupe autour de valeurs, permettant à chacun de s'intégrer par assimilation de celles-ci, devenant un code de bonne conduite et, parfois, un "prêt-à-penser" assurant une réaction rapide et commune (communautaire) face à des situations données ; sur la seconde, elle agit et réagit face à un environnement fluctuant, favorable ou dangereux, se modifiant, s'adaptant par une métamorphose (changement de "l'enveloppe") qui préserverait l'essentiel de ses valeurs. Lorsque la tension entre les deux devient trop forte, le conflit de culture éclate.
Le caractère historique (dans le temps) de la construction, ou de la destruction, de la culture d'une entreprise est évident. Dès lors, il pouvait paraître judicieux d'appeler l'historien à se substituer aux sociologues. Pourtant, à la lecture de l'ouvrage Culture d'entreprise et Histoire (6), le doute persiste : cela ressemble fort à une "fausse bonne idée". Ainsi que l'écrit O. M. Westall, "le concept de culture d'entreprise représente un défi pour les historiens. Son exploitation à des fins pratiques par des responsables d'entreprises ne le leur rend pas facile à adopter sans de considérables précautions. Changer de culture est devenu le remède à la mode pour résoudre de nombreuses difficultés de gestion, sans effort de compréhension véritable des problèmes sous-jacents" (7). Difficile, voire périlleux, de se fier aux acteurs ou aux archives -celles qui ont été conservées- pour appréhender la culture d'une entreprise. Comment différencier le "subi" du "voulu" ? D'autant plus que le concept, très en vogue dans les années 80, a servi d'alibi à de nombreuses opérations de communication externe, dont l'objectivité n'était pas la vertu première. La recherche historique peut donc permettre un premier niveau de connaissance, mais non  constituer le socle d'une étude. Ce qui chagrine, un peu, l'ancien étudiant en histoire qui écrit ces lignes.



1 E. SCHEIN, Organizational Culture and Leadership, 1985
2 "assumption" : 2 sens, "suppositions" ou "appropriations"
3 cité par G. REGNAULT, Le sens du travail, L'Harmattan, 2004
4 cité par Ch. HAMPDEN-TURNER, La culture d'entreprise : des cercles vicieux aux cercles vertueux, Seuil, 1992
5 I. FRANCFORT, R. SAINSAULIEU, Les mondes sociaux de l'entreprise, DDB,1995, p 289
6 A. BELTRAN, M. RUFFAT, Culture d'entreprise et Histoire, Ed. Organisation, 1991
7 O. M. WESTALL, "Culture des entreprises et compétitivité : le cas de l'assurance en Grande-Bretagne", p 79 à 95, in BELTRAN et RUFFAT, Culture d'entreprise et Histoire.

 

samedi 4 février 2012

Outils de management et culture

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"Autonomie, responsabilisation, évaluation des résultats, fixation d'objectifs, rémunération au mérite, entretien annuel, chacun connaît la longue liste de ce qui n'a de sens que pratiqué avec méthode, équité, confiance, efficacité, en prenant en compte chaque personne, c'est-à-dire en recherchant sans cesse la meilleure adéquation possible entre ses souhaits, ses compétences et les impératifs objectifs de l'entreprise"1. Nous pouvons nous interroger, avec Gilles Regnault, sur l'application de ces outils de management. Avons-nous, en France, bien compris de quoi il s'agissait ? N'aurions-nous pas, par une application mal adaptée, perverti ces outils ? C'est déjà ce que pensait Philippe d'Iribarne, dans son ouvrage La logique de l'honneur 2, paru en 1989. Beaucoup de ces outils de management, venant des Etats-Unis, ne seraient pas adaptés à notre culture du travail, devenant, de ce fait, contre-productifs. Les cultures nationales du travail sont très différentes de chaque côté de l'Atlantique. D'un côté, ce que d'Iribarne appelle la logique d'honneur ; de l'autre, "l'échange entre égaux", basé sur le contrat. Les logiques qui sous-tendent les relations de travail dans ces deux cas sont tellement éloignées, que l'on voit effectivement mal comment des outils de management servant à l'un pourraient être utiles et efficaces à l'autre sans une sérieuse adaptation. 
L'échange entre égaux, qui imprègne la vie professionnelle américaine, ne va pas de soit pour un salarié français. Il est basé :
-sur un "vrai respect", qui ne tient pas compte de la hiérarchie, prônant une écoute sincère ;
-sur un contrat, qui définit strictement les droits et les devoirs de chacun ;
-sur une application "fair" (honnête, juste) de ce dernier.
L'objectif fixé au salarié doit être "fair" au regard des moyens dont il dispose. S'il fait correctement son travail, dans les limites de ce qui a été défini dans le contrat, il ne serait pas juste (honnête) de lui demander plus. Le contrat est aussi présent dans les relations entre la direction et le syndicat, lorsque celui-ci est présent dans l'entreprise. Il fixe les droits et devoirs de chacun dans les moindres détails, sans qu'aucun ne puisse s'y soustraire (sauf à vouloir fréquenter les tribunaux). Par exemple, dans une entreprise où l'égalité des salaires a été défini dans le contrat, il est impossible pour la direction de récompenser un ouvrier qui travaillerait mieux qu'un autre. Cette stricte égalité fait que l'encadrement doit trouver d'autres moyens de récompense ou reconnaissance. Un des moyens utilisés est de valoriser la contribution du salarié, en lui demandant son avis sur les problèmes rencontrés ("j'ai ce problème, quand vous aurez un peu de temps, dîtes moi ce que vous en pensez"). Et d'en tenir compte ! Même si le chef décide et tranche, car cela est de sa responsabilité, telle qu'elle a été définie dans le contrat, il est aussi responsable des problèmes rencontrés par ses collaborateurs. Les entretiens sont donc, dans ce cadre, une discussion sur le respect, par chacun, des limites fixées dans le contrat et de l'application "fair" des termes de celui-ci. Si le salarié a la responsabilité des moyens pour parvenir au résultat demandé, le supérieur a le droit au contrôle, celui d'un client exigeant. Mais, ceci se fait sur la base d'une attitude d'ouverture et de communication, "celle qui convient à l'intérieur d'une communauté" (entre égaux). "Les valeurs marchandes d'honnêteté", celles de Pères fondateurs, ont gardé une place centrale : l'échange doit être honnête et équitable, à l'image d'une relation fournisseur-client (direction-salarié). Et de rappeler que le salarié est un citoyen "égal" au directeur, et que le Président américain, lui aussi, "travaille pour un salaire" (Tocqueville, De la démocratie en Amérique).
"Si la libre négociation du contenu même des contrats constitue une sorte de dogme, les procédures de négociation doivent être telles que le résultat du processus soit équitable"3. Un patron ne doit pas profiter de sa position de force face à un salarié ; un syndicat ne doit pas profiter de la sienne face à un (petit) entrepreneur.

L'auteur reconnaît que le climat n'a pas toujours été propice au respect de ces règles culturelles. Cependant, "toutes les manières de gérer, à toutes les époques, doivent s'accommoder de la place que la culture américaine donne aux préoccupations d'équité et à la mise en jeu de la responsabilité personnelle de chacun. Ceux qui n'en tiennent pas compte explicitement et volontairement en subissent le poids (...) Et des dérives procédurières, qui constituent le symptôme classique dans le contexte américain de rapports tendus, les conduisent à respecter, de mauvais gré et par des voies guère favorables à l'efficacité productive, ce qu'ils tendaient à négliger. On ne triche pas avec les grands principes qui régissent la culture de son pays"4.
Ce non-respect de notre culture nationale, par l'importation d'outils de management américains, convenant à ce pays mais inadaptés au nôtre, ne serait-il pas à l'origine du malaise qui imprègne le monde du travail français ?


1 Gilles REGNAULT, Le sens du travail, coll. "Logiques sociales", L'Harmattan, 2004.
2 Philippe D'IRIBARNE, La logique de l'honneur -gestion des entreprises et traditions nationales, Le Seuil, 1989.
3 ibid.
4 ibid.