lundi 18 février 2013

Ces DRH qu'on abat...

      
  


      En ces temps de crise, de chômage, de PSE... il était sans doute tentant de pointer du doigt un évident bouc-émissaire : le DRH. Jean-François Amadieu, , sociologue, professeur à Paris I (Panthéon Sorbonne), et spécialiste des relations sociales au travail, s'est chargé de la mise au pilori. Son livre, "DRH, le livre noir" (1), se veut une dénonciation argumentée des méthodes des services RH, coupables (ou enclins) à pratiquer la discrimination, le favoritisme, adeptes des sciences ésotériques, laissant espérer d'innombrables et naïfs candidats alors que les jeux seraient faits au détour des couloirs, voire dans un bureau fermé à clef, rideaux tirés, une bougie allumée... La sortie de cet ouvrage a été l'occasion de nombreuses discussions, notamment sur l'honnêteté intellectuelle de l'auteur. Mérite-t-il, en "juste retour", un traitement de défaveur aussi fort ? Y a-t-il quelques idées à examiner attentivement ? Après une lecture non-discriminante (ou presque), voici quelques points de débat qui me paraissent intéressants.

Un des reproches fait de manière récurrente à l'auteur, est d'utiliser des sources anciennes (enquêtes, statistiques...), semblant ne pas tenir compte de la véritable révolution qu'ont connu les méthodes RH depuis une dizaine d'années, notamment pour le recrutement. Même si toutes les entreprises ne sont pas des adeptes du RH 2.0 (ni même tous les cabinets de recrutement, foi de candidat), il est difficile de laisser penser que rien de ce côté-là n'a évolué. Ainsi, l'auteur écrit-il : "A l'évidence, l'embauche n'est pas toujours une compétition à la loyale entre candidats valeureux qui s'efforcent de démontrer leurs compétences à des employeurs faisant jouer une saine concurrence. D'ailleurs, dans 60% des recrutements, une seule candidature est examinée"(p 13). Une seule candidature par poste ! Le candidat "unique" est sans doute le premier arrivé ? Non, ce serait celui qui connaît le recruteur (chef d'entreprise, chef de service...). A l'appui de ses écrits, J.-F. Amadieu cite l'article de Guillemette de Larquier, intitulé "Des entreprises satisfaites de leurs recrutements" (2), article daté de 2009, mais basé sur une enquête de 2005. En fait, en lisant cet article, la compréhension de ce pourcentage peut être affinée : dans 60% des cas, il n'y a qu'une candidature examinée, lorsque la candidature émane du "marché interne étendu". Cela ne concerne donc pas tous les postes, ni toutes les entreprises, ni tous les contrats (CDD/CDI, temps partiel/temps plein). Lorsque le candidat est recommandé par une personne de l'entreprise (ou proche de celle-ci), la procédure de recherche de candidat s'arrête très rapidement. En effet, l'entreprise, qui souhaite limiter le coût du recrutement, "préfère"  les dépenses liées à la recherche intensive d'information sur le(s) candidat(s) sélectionné(s), plutôt que celles liées à la recherche extensive d'information (multiplication des candidatures). La qualité plutôt que la quantité, pourrait-on dire. Bien évidemment, la taille de l'entreprise joue un rôle important sur le nombre des candidatures examinées : "Près d'une fois sur deux, une très petite entreprise [...] n'a qu'un seul candidat par poste (...). Cela reste vrai dans un cas sur quatre pour un établissement de plus de 250 salariés...". Un cas sur quatre, soit 25%. Et plus le poste est à responsabilités, plus de nombre de candidatures examinées progresse.  Derrière cette "bataille" de chiffres émerge un autre problème, celui des réseaux : la famille, les établissements scolaires fréquentés, les lieux de résidence... tous ces lieux où s'échangent des informations sur les postes à pourvoir avant même que ceux-ci n'apparaissent sur les job boards. Il s'agit d'une évidente source de discrimination. "En dehors de la question des jeunes issus des zones urbaines sensibles, on ne trouve rien dans les bilans sociaux et dans les rapports sur la diversité au sujet des origines sociales des salariés" (p 19). J.-F. Amadieu constate, dans de nombreux articles, des discriminations lorsque les origines sociales, géographiques... sont indiquées dans les cv (d'où sa défense de l'anonymisation de ceux-ci), mais voudrait, cependant, que l'on renvoie les salariés à leurs "origines sociales", pas toujours désirées ni bien vécues, au travers de questionnaires pour établir des statistiques. Quelques pages plus loin, nous est présenté un tableau "critères de discrimination à l'embauche selon les Français et les Européens" (critères ressentis donc, ou que l'on pense être à l'oeuvre): pour 67% des Français, le look est un critère de discrimination, suivi de la couleur de peau (64%) et de l'âge (55%). L'adresse (lieu de résidence) est un facteur discriminant pour seulement 19% d'entre-eux. Si nous restons sur cette problématique du réseau, il est évident que celui-ci est un grand pourvoyeur de postes. Est-ce si choquant que cela ? Un commercial, à la recherche d'un poste, qui contacte ses anciens collègues et concurrents, a de fortes chances de connaître l'existence d'un poste à pourvoir dans son domaine avant même que cela soit rendu public. Que celui-ci postule directement, sans attendre la parution d'une annonce, est banal. Le rôle du recruteur est de voir si ce candidat présente le profil adéquat. Pas de refuser une candidature "réseau". D'ailleurs, cela est une habitude dans toutes les professions, y compris (à ma connaissance) dans les milieux universitaires.
"L'entretien de recrutement est utilisé dans la quasi-totalité des recrutements des entreprises du secteur privé. Il s'agit pourtant d'une technique très subjective" (p 44). Un peu comme la démocratie pour Churchill, l'entretien de recrutement est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Bien sûr les mises en situation professionnelle peuvent constituer des solutions intéressantes. Mais le boulanger du coin de la rue qui a besoin d'une vendeuse pour quinze jours, va certainement préférer (honteusement) discriminer en faisant passer un ou deux entretiens. Entre le monde des grandes entreprises (très grandes) pour lesquelles l'auteur a travaillé et le boulanger-patissier-chocolatier du coin de la rue, il y a une différence d'objectifs en terme de recrutement. Egalité de traitement, objectivité, scientificité (?) d'un côté, rapidité, facilité, coût de l'autre. Et à ce jour, je n'ai jamais vu de processus de recrutement se finir sans au minimum un entretien. Au moins est-on sûr que mon boulanger n'utilise pas d'autres méthodes douteuses et a-scientifiques pour recruter. Pour J.-F. Amadieu, de très nombreuses entreprises en sont resté au siècle de l'occultisme en matière de recrutement : tarot de Marseille, numérologie, et bien sûr graphologie : "Dans le secteur privé, l'observation de l'écriture était même jusqu'à il y a peu un passage obligé : en 2007, 70% des cabinets de recrutement l'utilisaient" (p 74). Même si l'évolution des NTIC est rapide, il me semblait que, en 2007, on pouvait déjà postuler par e-mail, avec lettre de motivation en "doc.". En tous cas, aujourd'hui, la graphologie ne semble plus avoir cours dans beaucoup d'entreprises. D'ailleurs, la seule fois cette année où l'on m'a demandé une lettre de motivation écrite à la main, il s'agissait d'une administration. Plus sérieusement, la grande majorité des candidatures se faisant aujourd'hui par internet, via les sites, les lettres de motivation ne sont plus manuscrites (le budget timbre des "apporteurs de compétences" a fort heureusement décru en proportion). J.-F. Amadieu cite une enquête sur les pratiques de recrutement, menée par le cabinet OasYs Consultants et le groupe IGS. On peut y lire p. 18 : "Même si environ 70% affirment utiliser l'analyse graphologique, d'après les consultants interrogés, cette pratique tend à diminuer et n'est utilisée qu'à la demande du client" (3). Dès 2007, la graphologie n'avait plus de caractère systématique. Il est intéressant de noter (même s'il n'y a pas de lien) que, dans cette même enquête, 79% des consultants en recrutement interrogés étaient opposés au cv anonyme.
Le chapitre 4 est consacré aux tricheurs et aux menteurs... pas les DRH, les candidats ! Sauf à penser que les DRH sont responsables des tricheries des candidats, on peut légitimement s'interroger sur la présence de ce chapitre. D'autant plus que l'auteur le dit lui-même : "on ne dispose pas d'études scientifiques sur le sujet en France qui permettent de connaître l'étendue des mensonges sur les cv".
Finalement, le chapitre le plus intéressant (selon moi) est celui consacré à la diversité. Le ton est donné dès le titre : "la diversité : un bien étrange engouement" :
"que nous disent les nombreuses études scientifiques étrangères qui étudient cette hypothèse d'un lien entre diversité et performance ? Ces études sont assez nombreuses pour que les chercheurs réalisent des synthèses (dites méta-analyses) de ces multiples observations. Verdict : elles ne permettent pas de conclure que la diversité, quelle qu'elle soit, est toujours un facteur de performance" (p 206).
"Il est absurde de combattre les discriminations avec un argument liant diversité et performance. En effet, on peut aisément trouver de multiples circonstances dans lesquelles la performance d'une entreprise sera meilleure si elle discrimine et n'est pas diversifiée" (p 207).
"Il y a quelques années, les meilleurs chercheurs, rassemblés par Thomas Kochan, professeur au M.I.T., réalisèrent une vaste enquête sur le lien entre diversité et performance [...] son étude va à l'encontre de l'idéologie dominante en montrant que la diversité ethno-raciale dégrade à court-terme la performance" (p. 208).
Pour ceux qui ne seraient pas certains d'avoir compris l'absence de lien entre diversité et performance, je renvoie à la page 209.
Bien évidemment, ce chapitre ne se résume pas aux extraits précédents. La diversité est un thème "à la mode", comme le souligne l'auteur, plus souvent traité par les professionnels de la communication que ceux des RH. Toute mode se démodant, il est à craindre que la réflexion sur la diversité disparaisse au profit d'un nouveau sujet... qu'un sociologue émérite aura fait émerger.

Au final, un livre qui se lit bien, mais qui semble tourner en rond par instant. Et surtout, un autre titre aurait peut-être permis une discussion plus sereine. Même si l'auteur s'en défend, il est difficile pour un responsable des ressources humaines de ne pas se sentir sur le banc des accusés. Pour le public, un tel titre (habituellement vendeur au demeurant) (4) renforce la défiance envers ceux "qui licencient", "pour qui les salariés sont des dossiers"...  Dès lors, je ne suis pas certain que la refondation des RH, voulue par J.-F. Amadieu (5), se fasse avec lui. Une discrimination de plus.


(1) Jean-François Amadieu, DRH, le livre noir, Paris, Le Seuil, 2013, 237 p. 
(2) pour lire les résultats de cette enquête, cliquer ici.
 (3) pour lire ce document, cliquer ici.
(4) Pour rappel, le premier titre à succès fut Le livre noir du communisme, publié en 1997.
(5) "Ce livre, qui se présente comme une critique des dérapages et des insuffisances de nombreuses techniques, n'est donc pas un réquisitoire. Il veut contribuer à la refondation parfois engagée par certains DRH" (p 236). 



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