dimanche 1 juin 2014

De la médiocrité d'Aladin à l'absurde combat électoral, le monde selon E. Jünger.










"L'Etat universel a volé en éclats ainsi que l'avait prédit Boutefeu. Il en est resté des Etats de diadoques et des cités-Etats d'épigones. Le XIXè siècle de l'ère chrétienne avait proclamé l'idée force de la croissance permanente et, qui plus est, qualitative : au XXè siècle, l'homo faber semblait la réaliser. Puis de nouvelles divergences surgirent d'une fracture du progrès : on peut les définir, en gros, comme la querelle entre les économistes et les écologistes. Les premiers pensaient encore selon les catégories de l'histoire mondiale, les seconds selon l'histoire de la Terre ; les uns voulaient répartir, les autres gérer ; des conflits éclatèrent entre l'environnement humain (Mitwelt) et l'environnement naturel (Umwelt), aggravés par l'atmosphère de fin de monde qui revient chaque fois que s'achève un millénaire" (1).

"Nous nous trouvons dans une situation où nous disposons d'une puissance formidable. Nous n'arrêtons pas de soutirer des choses à la terre : que ce soit du pétrole, de l'uranium, etc. Notre situation ressemble à celle d'Aladin. C'est une jeune homme à qui un magicien a mis un instrument en main, une lampe merveilleuse qui dispose d'une énorme puissance. Il lui suffit de la frotter pour qu'apparaisse un puissant génie qui lui procure ce qu'il veut. Il peut passer commande d'un harem ou faire construire des palais en une nuit. Nous en sommes également capables. La lampe d'Aladin est en terre cuite ou en cuivre. Et la nôtre aussi vient de la terre, mais elle est en uranium. Si nous la frottons, nous n'obtenons pas de la lumière, nous obtenons plus que de la lumière : des forces monstrueuses. Et qu'est-ce qu'Aladin tire de sa lampe ? Il se fait construire des palais, il fait tout ce qui correspond à une imagination d'enfant. C'est d'ailleurs là que réside le charme de conte. Mais il mène finalement une vie médiocre, telle qu'en rêve tout homme médiocre : il mène la vie d'un petit despote [...]. Le parallèle me semble riche de prolongements, car nous sommes exactement dans la même situation. Des énergies monstrueuses viennent  à nous, et qu'en faisons-nous ? Au lieu d'édifier un monde magnifique où se réaliseraient de grandes utopies, où, par exemple, plus personne n'aurait besoin de travailler, nous n'y pensons même pas, nous utilisons notre lampe à entasser des stocks de bombes atomiques" (2).

"A l'occasion de l'absurde combat électoral de ces derniers jours, il me saute aux yeux que les partis commencent à se ressembler de telle façon qu'il leur devient toujours plus difficile de se distinguer les uns des autres de manière crédible. Tous veulent "la démocratie, la stabilité, le progrès" (deux termes incompatibles) ; tous veulent être "de gauche", avec des nuances minimes. Cette uniformisation correspond à celle de l'Est et de l'Ouest ; les Russes et Américains se ressemblent de plus en plus. Tous utilisent les mêmes injures, avec une prédilection pour "fasciste". On se sert toujours du même balai pour nettoyer l'aire. Elle sera bientôt vide" (3).

(1) Jünger Ernst, Eumeswil, Paris, La Table ronde, 1978
(2) Hervier Julien, Entretiens avec Ernst Jünger, Paris, Gallimard, 1986
(3) Jünger Ernst, Correspondance Schmitt

in Julien Hervier, Ernst Jünger, dans les tempêtes du siècle, Paris, Fayard, 2014.