vendredi 30 décembre 2011

Culture et changement

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Le choc des cultures est une donnée trop souvent sous-évaluée lors des fusions ou rachats d'entreprises. Pas tant dans les grands groupes, où ce genre de problème est connu et les managers formés, que dans les mouvements concernant des entreprises moyennes, ou des rachats de magasins pour en faire une chaîne par exemple. Pour le nouvel arrivant, chargé d'apporter la "bonne parole" du siège, ne pas reconnaître l'existence d'une culture propre à l'entreprise qu'il doit désormais diriger, ni même chercher à la connaître et la comprendre, c'est nier aux salariés toute valeur professionnelle. "On suppose dans la culture l'existence de références sous-jacentes au fonctionnement de l'organisation qui interviennent dans les façons de faire, les décisions et les actions courantes [...] Le premier principe d'application (de la culture au management) consiste donc à reconnaître que la culture intervient dans le management et qu'il faut repérer comment elle opère, quelles sont les références en jeu dans une situation et comment en tirer parti"1. Ne pas en avoir conscience, c'est ériger, dès le départ, un mur d'incompréhension : chaque parti en présence s'appuyant sur des références qui leur sont propres, parfois antagonistes, sans qu'elles ne soient jamais explicites. A cet égard, ne pas avoir conscience de l'existence d'une culture dans son entreprise d'origine, présage mal de l'intégration (même forcée) dans la nouvelle organisation. Dès lors, le management est  censé instaurer un changement de culture (sous-entendu, pour une "meilleure"). Or, ainsi que l'écrit M. Thévenet, "on ne change pas la culture, mais elle change selon la qualité des réponses apportées aux problèmes banals de l'entreprise"2. Lorsque les réponses apparaissent de "mauvaise qualité", voire heurtent de front les références de la culture locale*, le fossé continue de se creuser. Et à l'incompréhension s'ajoute alors la défiance (le "nous n'avons pas les mêmes valeurs" est plus vrai que jamais). Il ne sert à rien de faire appel à des arguments menaçants du type "n'oubliez pas qui vous paie", qui ne font que renforcer le sentiment de défiance, puisque la culture est de l'ordre du symbolique. Face à ce problème, la réponse donnée est souvent la plus simpliste qui soit : les salariés sont réticents ou ont peur du changement. Mais plus qu'une réponse, il s'agit avant tout d'une excuse, d'une tentative de s'exonérer de ses responsabilités (d'une remise en cause de soi) : "il n'y a pas de résistance au changement (...) seulement des acteurs qui ne perçoivent pas l'intérêt qu'ils auraient à changer [...]. Evoquer la résistance au changement laisse croire qu'il existerait un gène universel de réticence au changement [...] chercher à comprendre l'intérêt du changement pour les acteurs, c'est s'interroger et accepter leur approche, leurs représentations, c'est reconnaître leur individualité et leurs valeurs"3. C'est avoir une approche humaine des relations, pas mécaniste ou exclusivement gestionnaire. Arriver avec sa culture d'entreprise, sans avoir conscience de ce que cela implique, et refuser de comprendre la culture de la nouvelle organisation, devient une quasi "faute professionnelle". Nier l'individualité, les valeurs, les représentations, c'est dès le départ rendre difficile un quelconque rapprochement. La nouvelle direction parlera de frein au changement, alors même que le but n'a pas été indiqué et encore moins expliqué, donnant l'impression d'une navigation à vue. Comment les salariés pourraient-ils y voir un/leur intérêt ? Or, dans l'incertitude, on s'accroche à ce qui est (ou paraît) stable : la culture d'entreprise. L'opposition se renforce, de même que la tentation d'imposer par la force la nouvelle culture. Surtout lorsque le temps presse et que les directives font peu de cas des ressentis du terrain. C'est oublier que le changement, du fait de sa nature même,  prend du temps. "Le changement est moins la mise en place de quelque chose de nouveau que le passage d'un certain état à un autre état (...). Le changement est un passage d'un état de compétences, mentalités, représentations, à un autre état de compétences et de représentations. Le vrai processus de changement, c'est celui qui accompagne de l'état A à l'état B et pas celui qui fait comme si A n'existait pas"4. L'action de management doit partir de la réalité de la culture locale, afin d'en exploiter les forces pour traiter les problèmes, ce qui est une forme motivante de reconnaissance. Et par ce biais, en répondant aux problèmes, on agit en retour sur la culture. Le changement (sous-entendu, celui des autres) ne se décrète pas. C'est un processus lent, qui ne part pas de rien : il faut prendre en compte l'existant et le faire évoluer par des réponses appropriées aux problèmes, et en montrant la pertinence du but (donc la réalité de l'intérêt). Les gens ne demandent qu'à croire, à la condition d'être respectés.
Malheureusement, le temps, la pression des résultats, ou tout autre événement (ou excuse), font que ce changement de culture est passé par pertes et profits : on assiste alors à une tentative d'éradication de la culture locale au profit d'une autre, que l'on espère meilleure et adaptée à l'environnement. Mais le résultat est bien souvent le même : une entreprise en crise, où à défaut de changer la culture, on change les hommes : "L'entreprise en crise engage une disqualification sélective des anciens professionnels et injecte dans le jeu social de nouveaux personnels diplômés, recrutés sur le marché externe, rompant ainsi les hiérarchies culturelles traditionnelles et stigmatisant les clivages professionnels et générationnels. L'efficacité de l'entreprise en crise (...) est obtenue par le jeu de la contrainte sociale, de la rupture des communautés professionnelles antérieures, et d'un renouvellement partiel de la population"5. Ce n'est nullement un gage de réussite, seulement une facilité ponctuelle.

* celle de l'entreprise achetée.
1 Maurice Thévenet, La culture d'entreprise, "Que sais-je ?" 2576, PUF, 2010 (6ème ed.), p.82.
2 ibid., p. 86
3 ibid., p. 109
4 ibid., p. 110
5 I.Francfort, R. Sainsaulieu, Les mondes sociaux de l'entreprise, coll. "Sociologie économique", Desclée de Brouwer, 1995.
Voir aussi :
Maurice Thévenet, Audit de la culture d'entreprise, coll. "Audit", Ed. Organisation, 1986.

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